Prostitution et Civilisation Babylonienne

Quand Nimrod, le premier Roi postérieur au déluge que la Bible appelle "un puissant chasseur devant Dieu" (Génèse 10.8-9), réunit sous ses lois les deux peuples de la Chaldée et fonde Babylone au bord de l'Euphrate, il laisse se mêler ensemble les croyances, les idées et les mœurs de ses différents sujets. Pendant très longtemps, il a été de notoriété commune que la luxure était totale en Mésopotamie et que toutes les femmes devaient se prostituer pour satisfaire aux cultes en vigueur.


La Bible n'a bien sur pas aidé en décrivant Babylone comme l'archétype de la luxure et de la prostitution. La vision de Jean dans l'Apocalypse 17.1-2 indique : "Puis un des sept anges qui tenaient les sept coupes vint me parler et dit : Viens, je te montrerai le jugement de la grande prostituée qui est assise sur les grandes eaux. C'est avec elle que les rois de la terre se sont livrés à l’immoralité, et c'est du vin de sa prostitution que les habitants de la terre se sont enivrés". Apocalypse 17.5 donne son nom : "Sur son front était écrit un nom, un mystère : Babylone la grande, la mère des prostituées et des abominations de la terre.".


Mais c'est surtout Hérodote, reconnu comme étant le plus ancien collecteur des traditions du monde, qui va donner cette image d'une société babylonienne où la luxure est partout. Il avait vu de ses yeux vers l'an 440 avant Jésus-Christ la prostitution sacrée des femmes de Babylone. Comme étranger, sans doute jeta-t-il quelque argent sur les genoux d'une belle Babylonienne. Il écrit pourtant à ce sujet un texte très négatif :

Les Babyloniens ont une loi très honteuse : toute femme née dans le pays est obligée, une fois dans sa vie, de se rendre au temple de Vénus, pour s'y livrer à un étranger. Plusieurs d'entre elles, dédaignant de se voir confondues avec les autres à cause de l'orgueil que leur inspirent leurs richesses, se font porter devant le temple dans des chars couverts. Là elles se tiennent assises, ayant derrière elles un grand nombre de domestiques qui les ont accompagnées; mais la plupart des autres s'asseyent dans la pièce de terre dépendante du temple de Vénus avec une couronne de ficelles autour de la tête. Les unes arrivent, les autres se retirent. On voit, en tous sens, des allées séparées par des cordages tendus; les étrangers se promènent dans ces allées et choisissent les femmes qui leur plaisent le plus. Quand une femme a pris place en ce lieu, elle ne peut retourner chez elle que quelque étranger ne lui ait jeté de l'argent sur les genoux et n'ait eu commerce avec elle hors du lieu sacré. Il faut que l'étranger, en lui jetant de l'argent, lui dise: J'invoque la déesse Mylitta. Or, les Assyriens donnent à Vénus le nom de Mylitta. Quelque modique que soit la somme, il n'éprouvera point de refus : la loi le défend, car cet argent devient sacré. Elle suit le premier qui lui jette de l'argent, et il ne lui est pas permis de repousser personne. Enfin, quand elle s'est acquittée de ce qu'elle devait à la déesse, en s'abandonnant à un étranger, elle retourne chez elle; après cela, quelque somme qu'on lui donne, il n'est pas possible de la séduire. Celles qui ont en partage une taille élégante et de la beauté ne feront pas un long séjour dans le temple; mais les laides y restent davantage, parce qu'elles ne peuvent satisfaire à la loi. Il y en a même qui y demeurent trois ou quatre ans." (Liv. I, paragr. 199).


Il convient d'être prudent sur le sujet car si les écrits des grecs ont longtemps fait autorité, ils avaient une société patriarcale très différente des sociétés orientales en ce qui concerne la place des femme. On peut donc raisonnablement penser qu'ils eurent à cœur de donner une description très négatives de sociétés où les femmes n'étaient pas, selon eux, à leur juste place !

De Mylitta à Venus

Hérodote et Stabon parlent dans leurs écrits d'une très ancienne déesse mésopotamienne nommée "Mylitta" que bien peu de gens connaissent. Il faut savoir que dans cette région, une même divinité pouvait porter plusieurs noms selon les peuples qui coexistaient à l'époque. De plus bien souvent les 'nouvelles' civilisations vont reprendre les divinités plus anciennes en changeant leur nom mais en conservant les archétypes qu'elles représentent (Cf les grecs et les romains avec Poséidon/Neptune, Zeus/Jupiter, Aphrodite/Vénus...).

Mylitta est une déesse qui incarne plusieurs concepts à elle seule. Elle incarne autant l'amour (Comprendre l'acte sexuel hors mariage, elle est bisexuelle et n'est clairement pas la déesse du mariage ou des enfants) que la vengeance, la fertilité que la guerre et les catastrophes et est ainsi réputée pour associer les contraires. Elle est régulièrement représentée comme une femme avec des éléments masculins comme de la barbe ou un pénis. On disait qu'elle avait le pouvoir de définir l' identité sexuelle de chacun, ce qui en faisait la protectrice des travestis, des homosexuels, des eunuques.


Si Mylitta est inconnue du grand public, elle est en fait Ninlil, la femme d'Enlil, le principal Dieu du panthéon sumérien. Ninlil est la "Reine du Ciel et de la Terre" et la "Première Dame des dieux Anunna" (Les fameux Annunaki très présents dans la théorie des Anciens Astronautes).

A partir du premier millénaire avant JC, Ninlil va être assimilée à Ishtar (en akkadien) ou à Inanna (en sumérien). Cette déesse sera plus tard assimilée par les Grecs à leur déesse Aphrodite via sa version assyrienne, Astarté, puis par les Romains avec leur Venus. Le point commun de ces différente déesses, c'est leur lien avec l'Amour et le Sexe, leur représentation par la planète Venus, mais aussi une certaine tendance à relier des choses contraires (l'Amour et la Guerre, le Masculin et le Féminin...).

Le Sexe en Mésopotamie

La prostitution étant liée au sexe, il importe déjà de savoir comment ce dernier était considéré dans cette civilisation. Une simple étude de quelques tablette suffit à invalider la vison grecque sur le sujet. Le royaume de Babylone n'était pas un gigantesque bordel à ciel ouvert ! Ceci dit il apparaît que le sexe en soi n’avait en Mésopotamie rien de répréhensible ou de tabou. Rien à voir avec la vison moderne de la chose. C'était un acte naturel comme un autre.

Ce qui empêchait une luxure généralisée, c'est que la femme n'était clairement pas l'égale de l'homme. Une femme 'appartenait' généralement à son père puis à son mari. C'est donc ce dernier qui donnait ou pas l'autorisation d'avoir un rapport sexuel avec autrui. Le concept du mariage existait pour assurer une stabilité des structures familiales et la responsabilisation vis a vis des enfants.

On a retrouvé des tablettes de lois qui concernaient le Viol ou l'Adultère. Il en résulte clairement qu'un acte sexuel était possible à condition que chaque personne concernée soit d'accord, la femme, l'homme et... le propriétaire de la femme (Père ou Mari). Ceci dit, le sexe n'étant pas tabou, cette autorisation n'était pas rare (ce qui a pu choquer les premiers voyageurs grecs) ! En cas de viol, c'était le Père ou le Mari qui recevait la compensation matérielle en cas de condamnation légale et non la femme.

On n'a retrouvé aucun texte ancien pouvant laissé à penser que l'homosexualité aurait été interdite ou dénigrée. Elle semblait au contraire totalement acceptée, d'autant qu'elle permettait aux hommes d'avoir des rapports sans en passer par le consentement d'un Père ou d'un Mari.

La Prostitution Sacrée

Après avoir relativisé cet état de luxure généralisé dont Babylone fut longtemps le symbole, abordons la question de la Prostitution sacrée. Les études récentes, depuis qu'on sait traduire l'écriture cunéiforme, indiquent là aussi une réalité beaucoup plus nuancée.

De même qu'il est assez logique que des rituels liés au Dieu de la mer fassent la part belle à l'eau, les rituels liés à une déesse de l'Amour vont obligatoirement impliquer une part de sexualité. Et si il y a quelque chose à payer pour participer au rituel impliquant du sexe, on a de fait une forme de prostitution. Il est question de prostitution "sacrée" dans le sens où la personne donne son corps pour l'intérêt supérieur d'une divinité (ou de son clergé puisque c'est lui qui encaisse les offrandes...).

En sumérien le temple de Mylitta/Ishtar/Inanna est appelé l' ES.DAM qui signifie aussi 'taverne' ou 'bordel', et ses servantes, les KAR.KJD, désignent également les prostituées. Les hymnes en son honneur l'associent invariablement au rituel du mariage sacré et à la prostitution. (Véronique Grandpierre - 2012)


La présence de prostituées liées aux temples est attestée par de nombreuses tablettes, il y avait donc bien de la prostitution dans les temples de Mylitta/Ishtar/Inanna. Mais elle n'avait en aucun cas un caractère obligatoire pour toutes les femmes comme l'affirme Hérodote. Les servantes du temples offraient leur corps c'est un fait. Les adeptes devaient le faire aussi une fois (C'est de là que viens la généralisation que fait Hérodote à toutes les femmes) comme une sorte de rituel de passage mais ça n'était en aucun cas une obligation généralisée à toutes les femmes. Il faut aussi se rappeler que le sexe n'étant absolument pas tabou, la prostitution n’avait pas en Mésopotamie le caractère moralement condamnable qu’elle a eu dans la civilisation occidentale sous l’influence du christianisme. Il faut aussi préciser que les cérémonies ne se bornaient pas à des actes sexuels et qu'elles impliquaient des rituels magiques, des danses et de la musique.

Existance sociale d'un troisième Genre

La séparation des genres dans le Proche-Orient pré-monothéisme est basé sur un concept "Actif / Passif". L'homme est actif, il s'impose, se bagarre et pénètre. La femme est passive, elle se soumet et se laisse pénétrer. L'histoire a cependant gardé la trace de femmes puissantes, certaines furent Reines, ce qui indique bien qu'une femme qui réussissait à s'imposer pouvait obtenir certains rangs traditionnellement réservés aux hommes même si ça restait exceptionnel (certes elle ne pouvait pas pénétrer sexuellement mais le fait de pénétrer le corps d'autrui avec une lame devait être un équivalent acceptable...).

Si la femme n'est biologiquement pas équipée pour pénétrer, l'homme peut par contre choisir de le faire... ou de l'être. Il y avait donc dans la culture mésopotamienne d'une nette différenciation entre les Hommes à la virilité satisfaisant au schéma attendu et les autres. Il faut bien comprendre que ce classement ne dépendait que du côté actif/passif. Un homme qui avait une relation avec un autre homme était un Homme si c'est lui qui était actif, ou un Kulu'u si il avait le rôle passif dans la relation. Autrement dit, l'Homme était celui qui pénétrait, peut importe que ça soit un autre homme ou une femme, ça ne faisait pas la moindre différence socialement parlant.

Ce troisième genre regroupait donc des hommes disparates, homosexuel passif en couple, travesti, homme efféminé ou imberbe (les très nombreuses gravures ne laissent aucun doute sur l'importance de la barbe chez les hommes)... Il n'était au début pas infamant du tout d'être un Kulu'u, tout  comme il n'y avait pas de honte à être une femme. C 'était juste un marqueur qui indiquait un comportement et conditionnait le rôle social attendu (On ne prenait pas un Kulu'u pour faire garde du corps !).


Avec le temps, la signification de ce terme va cependant évoluer dans un sens négatif, en parallèle avec la baisse de popularité des anciens cultes. Quand le cunéiforme disparaît au début de l'ère chrétienne, Kulu'u est devenu une insulte, l'équivalent de "tapette" ou "PD" de nos jours...

Avec le Monothéisme juif puis islamiste tout ce qui concerne le sexe deviendra bientôt tabou au point de cacher intégralement le corps des femmes.

Assinum

Les Kulu'u qui le souhaitaient pouvaient eux aussi se prostituer en l'honneur de Mylitta. Ils pouvaient même devenir des prêtresses dévouées à la déesse et on les appelait alors 'Assinum'. Mais pour ce faire, ils devaient se travestir et avoir une apparence et un comportement féminin.

Un point intéressant dans certaines tablettes est le terme 'assinum', qu'on peut traduire par 'hommes prostitués' (Tablette 104 de la série Summa alum par exemple). Assinu se dit en sumérien UR.SAL, homme-femme. Ce concept d'homme femme se retrouve dans plusieurs textes comme celui retraçant la descente d'Ishtar aux enfers. Enlil crée un être à la fois homme et femme qui va aller sauver Ishtar, utilisant la ruse et non la force. Cet être est appelé selon les langages de rédaction UR.SAL ou Kurgarra (Sumérien), Kulu'u (Akkadien) ou Assinnu (Assyrien). Ces termes seront ensuite repris pour désigner un homme efféminé mais aussi pour désigner plus généralement les servantes des temples d'Ishtar, ce qui implique que de nombreux prêtres de Mylitta/Ishtar/Inanna devaient être des travestis ou qu'il existait une caste de prêtres travestis pour certaines fonctions précises au sein de ces temples.

Certains assyriologues comme George (2006: 175) ou Gabbay (2008: 52 n. 29) ont émis l'idée qu'il pouvait s'agir d'hermaphrodites mais il serait étonnant qu'il y en ait eu un nombre suffisant pour assurer les services des différents temples, l'idée d'un clergé travesti est donc la plus vraisemblable. Ces travestis avaient un rôle très importants au sein du temple car n'étant ni homme ni femme, ils symbolisaient à merveille l'androgynie divine et son pouvoir de transformer le masculin en féminin. Certains assyriologues pensent même que seul des travestis pouvaient être prêtresse de Mylitta.